12 octobre 2008
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C'est avec ce cinquième "épisode" que se terminent pour nous les Mémoires d'Aristide Martin. Ce chapitre traite de son passage à l'Ecole normale de Laon. A sa sortie, en 1865, Aristide sera nommé instituteur à Faverolles, dans le canton de Villers-Cotterêts, et quittera ainsi définitivement la région qui forme l'objet de ce blog.
Laon - La place Saint-Julien (coll. personnelle).
V
A l'Ecole normale de Laon.
Séjour à l'Ecole normale de Laon.
A l'Ecole normale de Laon.
Séjour à l'Ecole normale de Laon.
Mon départ pour l'Ecole normale fut un serrement de coeur pour mes parents et surtout pour ma mère, c'était un vide dans la maison ; il m'en coûtait aussi de me séparer d'eux, leur affection de tous les instants et les petites gâteries maternelles allaient me faire défaut. Deliège, dont j'ai déjà parlé plus haut, qui avait déjà passé une année dans l'établissement, se montra bon camarade, il me mit un peu au courant des habitudes de la maison ; ses amis intimes, notamment Soye de Braye-en-Laonnois, et Lourmier, un fils d'instuteur de la Champagne, devinrent les miens. Je connaissais déjà intimement le premier et ses excellents parents par l'intermédiaire des cousin et cousine Debacq, domiciliés comme lui à Braye, et chez lesquels, depuis assez longtemps déjà, j'allais régulièrement passer quelques jours à l'occasion de la fête patronale en septembre. Une certaine intimité s'était déjà établie avec deux élèves de l'instituteur de Roucy, Bourquin et Poiret, également admis. Je n'étais donc pas trop isolé dès le premier jour de mon entrée. Le régime des écoles normales à cette époque était assez rigoureux, la nourriture y laissait fort à désirer, les méthodes d'enseignement demandaient à être améliorées ; les emplois les plus sérieux n'étaient pas toujours confiés à des hommes aptes et compétents. Notre Directeur, un M. Langlois, passait pour avoir été officier de marine, il était décoré. C'était malheureusement un alcoolique invétéré, qu'on ne pouvait voir de sang froid qu'à son lever, dont le cours, quand il le faisait, était insignifiant ou ridicule, pour lequel les anciens élèves qui l'avaient surnommé le "père Houme" n'avaient aucun respect. Il prisait aussi énormément, avait le nez de travers, résultat, disait-on, des poussées du pouce de la main droite, vers la gauche. Sa tenue était généralement fort négligée. Incapable de prestige et d'autorité morale, d'une négligence extrême, les autres maîtres en prenaient un peu à leur aise, le personnel domestique n'était aucunement surveillé, il devait aussi, pour satisfaire son constant besoin d'argent, recevoir des remises des fournisseurs et ne pas exiger d'eux la qualité ni la quantité des provisions de bouche. Cet homme, si indigne sous tous les rapports, devait encore diriger l'école pendant dix-huit mois lorsque j'y entrai. A tous les vices et défaut que je viens d'énumérer, il faut encore ajouter une partialité extrême et toute absence d'esprit de justice. L'absence aussi de toute surveillance de sa part avait amené des abus de toute nature et un relâchement considérable dans la discipline. Avec lui, les flatteurs, les intrigants, les mouchards avaient beau jeu. Il fallut longtemps à l'autorité supérieure pour constater de la malversation dans les fonds mis à sa disposition pour l'entretien de l'établissement. Cette circonstance amena enfin son départ ; chez tous, ce fut un soupir de soulagement.
Les maîtres-adjoints de cette époque (c'est ainsi qu'on les dénommait) étaient M. Fédaux, chargé des mathématiques et des sciences, M. Raverdy, chargé de l'histoire, de la géographie, du français, Paradis, directeur de l'école annexe, faisait un cours de pédagogie, Droubaix avait l'écriture et le dessin ; un brave Alsacien, Lauff, enseignait plain-chant, orgue et musique ; l'enseignement religieux revenait à l'aumônier de l'Ecole, M. Rapet. Les quatre premiers de ces maîtres étaient d'anciens élèves de l'Ecole même, n'ayant que le brevet supérieur. La valeur professionnelle n'avait pas seule fixé ces choix ; le plus sérieux de tous et le plus fin était incontestablement M. Raverdy. M. Fédaux, visant surtout au gain, donnait de nombreuses leçons en ville ; il préparait peu ou mal ses cours, corrigeait superficiellement les devoirs, ne faisait que de très rares expériences pour l'enseignement scientifique, était très criard dans le cours de ses leçons, se bornait à n'interroger qu'un très petit nombre d'élèves, ses favoris comme on les appelait, n'avait pas de mesure dans le choix des exercices, tantôt ils n'étaient qu'à la portée de trois ou quatre intelligences d'élite, tantôt ils devenaient tellement élémentaires et simples que les travailleurs se laissaient ou aller au découragement ou s'occupaient selon un programme qu'ils s'étaient établi (1).
Le prestige faisait plus ou moins défaut à MM. Paradis, Droubaix et Lauff, leurs cours n'étaient pas très pris au sérieux, ils ne savaient pas suffisamment les intéresser, c'étaient de braves gens, mais d'une culture intellectuelle très ordinaire avec des idées et un jugement assez étroits.
Le brave aumônier s'en tenait à la lecture stricte de l'histoire sainte, avec une heureuse mémoire, des apparences de piété et de dévotion, on était assuré d'obtenir de bonnes notes de lui.
Tels étaient, si je m'en rapporte à mon jugement et à mes souvenirs restés très vivaces à plus de quarante ans d'intervalle, les maîtres auxquels la préparation de plusieurs générations d'instituteurs de l'Aisne fut confiée. Avec un directeur moins mauvais, la plupart de ses collaborateurs eussent été tout à fait à la hauteur de leur tâche et auraient laissé dans l'esprit et le coeur de leurs anciens condisciples une meilleure appréciation et plus de reconnaissance.
Le règlement de l'Ecole, comparé à ce qu'il est maintenant, paraîtrait sévère. Hiver comme été, le lever se faisait au premier coup de cloche, à cinq heures du matin. Vingt minutes étaient accordées pour les soins de toilette et la réfection des lits, l'eau était répartie avec la plus grande parcimonie, placée dans des espèces de longues auges en zinc, munies de robinets à raison d'un par élève, elle ne se distinguait ni par la limpidité ni par l'odeur ; elle provenait d'une vaste citerne où devaient pulluler des milliards de milliards de microbes et de débris organiques. Les élèves en buvaient ; souvent elle fut cause de trouble dans l'organisme, notamment du goître pour beaucoup. Lorqu'elle était congelée en hiver, un glaçon faisait office de savon. Les deux dortoirs dans lesquels les 51 élèves des trois années étaient répartis étaient assez spacieux et bien aérés ; il va sans dire qu'aucun appareil de chauffage n'avait été prévu pour parer au froid dans les hivers qui sont parfois très rigoureux sur le plateau où est bâti Laon. Avant cinq heures et demie, il nous fallait être en étude. Une courte prière était récitée à tour de rôle par les élèves ; à sept heures, l'aumônier venait présider à de plus longs exercices et à une pieuse lecture. Le déjeuner consistait en un quart d'une miche de pain de 800 à 900 g., généralement non cuit, avait lieu de sept heures et demie à huit heures. On n'entrait point au réfectoire, le censeur (3e année), le sous-censeur (2e année), le surveillant (1ère année) faisaient la répartition. Quelle que fût la température, il fallait rester dans la cour. Par tolérance, on permettait aux élèves pourvus de douceurs données par les parents d'aller chercher dans leurs cases les fruits ou confitures destinés à stimuler l'appétit, on pouvait également joindre un oeuf à son mauvais morceau de pain. Pendant cette demi-heure de récréation, les élèves de corvée devaient encore balayer les deux salles de classe, nettoyer et laver les cabinets d'aisance, approprier dortoirs, vestiaires, escaliers. D'autres, les privilégiés, surveillaient le laboratoire, la salle des quelques instruments de physique, les collections d'histoire naturelle, c'étaient les préparateurs ; les lingers contrôlaient les quantités de linge et habits divers remises au blanchisseur et rapportées par lui. Le travail n'était jamais bien fait, ma bonne mère tint à me blanchir elle-même ; il y avait encore le bibliothècaire et son adjoint qui veillaient à la conservation des livres à nous confiés et au non-gaspillage du papier, plumes et encre ; les infirmiers devant à l'occasion seconder le médecin de l'Ecole et préparer les potions et tisanes ordonnées, les feutiers qui allumaient et entretenaient les poêles, le réglementaire qui sonnait la cloche pour le réveil, le coucher, les repas, les divers changements d'exercice ; les monteurs d'eau pour les lavabos au nombre de deux. En raison de mon goût et de mes aptitudes pour le travail du bois, j'obtins la charge de menuisier adjoint ; le titulaire était mon ami Lourmier ; je montai d'un grade quant il quitta l'atelier pour la lingerie en 3e année. Les élèves-maîtres à qui incombaient ces diverses charges étaient dispensés du balayage.
J'ai dit plus haut que nous avions un professeur de plain-chant et d'orgue, c'était dans le but que devenus instituteurs, nous fussions en état de remplir convenablement les fonctions de clercs laïques ; tous les dimanches, plusieurs élèves et à tour de rôle revêtaient le surplis de la cathédrale et prêtaient leur concours pour le chant. L'obligation stricte de suivre les offices le dimanche figurait au règlement. D'aucuns devaient aussi servir aux messes que disait l'aumônier. Obligation était imposée de se confesser aux approches des principales fêtes religieuses de l'année. Une pièce dite oratoire était spécialement affectée aux exercices de la confession. La plupart des élèves s'y livraient sans édification ni conviction. Les élèves-maîtres devant plus tard joindre à leurs fonctions d'instituteurs celles de secrétaires de mairie, un cours confié à un magistrat de la ville leur était fait pour les préparer à les bien remplir ; ce cours ne s'adressait toutefois qu'aux élèves de 3e année.
L'attitude des élèves et leur costume devaient toujours avoir un caractère d'extrême gravité. Il leur était naturellement interdit de causer entre eux pendant les heures d'études, dans les rangs, au dortoir, au réfectoire ; toute infraction par trop manifeste à cette règle entraînait des punitions : charge supplémentaire de balayage, privation de parloir, retenue de promenade ; les fautes plus graves donnaient lieu à des sanctions plus rigoureuses : interdiction d'utiliser ou de recevoir des douceurs, de sortir en ville avec les parents ou chez les correspondants, comparution devant le directeur ou la Commission de surveillance, retrait de fraction de bourse, ou renvoi ; c'était comme une épée de Damoclès toujours suspendue sur la tête des pauvres normaliens.
L'uniforme obligatoire pour les sorties en ville consistait en une redingote noire, gilet, pantalon et cravate de même nuance, et le ridicule chapeau de soie à haute forme ; chez les élèves de 1ère année, ces vêtements étant neufs avaient une certaine fraîcheur, les élèves de 2e année avaient les mêmes vêtements déjà fort passés ; ils étaient râpés, sales et luisants pour le plus grand nombre des normaliens de 3e année qui ne pouvaient ou ne voulaient point renouveler leur garde-robe ; avec les chapeaux devenus affreux et tout difformes, beaucoup paraissaient plus ou moins dépenaillés. Dans l'intérieur de l'établissement, on portait une blouse bleue de coton.
Dans la plupart des écoles normales, comme dans les écoles militaires, ont longtemps subsisté les brimades ; les aînés ou anciens imaginant toutes sortes de tours ou de farces à faire aux nouveaux arrivants, les cadets. Il était encore de tradition, en 1861, lors de son entrée à l'Ecole, que les élèves de 3e année fissent cirer leurs chaussures à ceux de 1ère année (je ne m'abaissai jamais à une pareille humiliation) ; provoquer la chute des nouveaux par d'imprévus crocs-en-jambe était un doux passe-temps pour certains élèves de 2e et surtout de 3e année ; plusieurs de mes camarades et moi nous nous rebiffâmes énergiquement ; ce très mauvais jeu devint moins fréquent ; la mise en boule consistant à presser par l'action de nombreux corps dans un des angles des murs de la cour quelques naïfs et pusillanimes nouveaux élèves, rencontra encore en quelques-uns des nôtres de solides adversaires ; au jeu de main-chaude, les souffre-douleur de la 1ère année restaient souvent fort longtemps sur la sellette et y recevaient de violentes taloches ; nous mîmes encore bon ordre à ces absurdes brutalités ; toute petite qu'était la cour, les gros majors de 3e prétendaient en réserver la plus grande partie à leur usage ; nous combattîmes encore et avec succès le ridicule et injuste privilège qu'ils prétendaient s'octroyer. Je ne signale qu'une faible partie des abus qui existaien à l'Ecole normale de Laon.
Dès les premiers jours de ma nouvelle vie, les qualités ou défauts par lesquels je m'étais signalé à mon arrivée à Beaurieux réapparurent, j'étais loin de vouloir imposer mes volontés aux autres, mais j'entendais ne pas me laisser mener par le bout du nez, comme on dit vulgairement, ni me laisser marcher sur le pied ; je protestais contre tout ce qui me paraissait injuste ou arbitraire. Ma façon d'être et de comprendre les choses me valut en somme plus d'estime que de désapprobation de la part de mes camarades de promotion et des autres ; je n'y trouvais pas tout profit cependant ; des mouchards hypocrites tournèrent assez souvent mon excès de franchise à mon détriment et me desservirent auprès de certains maîtres et surtout auprès de l'abruti Directeur Langlois. Le tempérament de l'individu ne se modifia généralement point ; une nature honnête, loyale, droite, reste telle dans toutes les circonstances de l'existence ; elle se livrera trop facilement, et sera souvent dupe ou victime de sa bonne foi, même de sa crédulité.
J'ai indiqué plus haut en quoi consistait le petit déjeuner du matin ; grâce à la sollicitude maternelle, mon appétit pour ce premier repas fut toujours stimulé par l'addition de fruits variés, surtout de confitures et d'oeufs. Non seulement le morceau de pain parcimonieusement distribué était insuffisant, mais il était aussi de qualité inférieure. Le repas de midi consistait en une soupe grasse ou maigre, - une faible assiette chacun -, un peu de viande bouillie ou des légumes, ensuite un léger dessert pour terminer ; viande et légumes étaient rarement bien appétissants ; maintes fois certains plats de viande restaient intacts en raison de l'odeur nauséabonde qui s'en dégageait, les élèves préféraient sortir de table avec la faim que de s'incommoder, ce qui provoquait des accès de colère chez le père Langlois. Comme boisson, une très mauvaise abondance, à raison d'un litre pour quatre. A quatre heures, chacun recevait 150 à 200 g. de pain. Sur chaque table de huit convives, figurait le soir à huit heures tantôt une faible portion de veau, tantôt un ragoût de mouton avec pommes de terre ou haricots, dans lequel les morceaux étaient très clairsemés, ou un plat de lentilles ou du riz ; une salade ou du fromage constituait le dessert. La portion de chaque prenant part était réduite à un volume tel qu'en deux ou trois bouchées elles disparaissaient dans les profondeurs de l'estomac ; on resserrait la ceinture de cuir qui faisait partie du trousseau et dont on ne se séparait que la nuit. On ne pouvait se rattraper sur le pain ; on n'en eut à peu près à discrétion que sous le successeur du père "Houme", avec M. Mariotti, soit près de de dix-huit mois après mon entrée. Dix minutes suffisaient largement pour les deux principaux repas journaliers ; hiver comme été, une récréation de 20 à 30 minutes dans la cour de l'établissement suivait le repas du soir ; à huit heures et demie, généralement M. l'aumônier s'amenait pour la longue prière du soir et encore une édifiante lecture.
La cloche de 8h50 était ordinairement la mieux accueillie, elle annonçait la montée dans les dortoirs et la mise au lit. Que les nuits semblaient bonnes à cette époque et comme elles paraissaient courtes jusqu'au tintement si désagréable de cinq heures ! En hiver, lorsque le thermomètre marquait de -10 à -15° dans nos vastes chambrées, il venait l'idée à beaucoup de se dire malade pour pouvoir s'offrir une grasse matinée ; mais dans la belle saison, aux approches des examens du brevet, ou des examens de passage d'une année à l'autre, il n'était pas rare d'entendre, meme avant quatre heures, de laborieux élèves retourner discrètement les feuillets de leurs livres ou cahiers.
Je ne tardai pas à m'habituer au régime de l'école, et à choisir comme amis, parmi mes condisciples de 1ère année notamment, ceux dont le caractère et les manières se rapprochaient le plus des miens. Ceux qui montraient le plus d'indépendance, de franchise, eurent ma préférence. Entré avec le huitième rang, j'aurais pu, je crois, dès la première année, en faisant un peu d'efforts, et surtout en montrant plus de souplesse et de passivité, me placer dans les tout premiers rangs ; je fus desservi de diverses façons auprès du Directeur à qui il suffit, pour agir de parti-pris, qu'un professeur mal édifié ou un surveillant partial fît à mon sujet deux ou trois rapports malveillants. Si M. Fédaux se fût montré plus sérieux et plus habile, s'il se fût surtout abstenu de grotesques plaisanteries à cause de mon nom, il aurait eu non seulement ma confiance entière, mais de la déférence et de l'affection de ma part ; j'aurais été pour lui ce que je fus toujours pour son collègue M. Raverdy, respectueux, attaché, élève soumis ; ces deux maîtres avaient les cours les plus importants, de leurs notes dépendaient presque exclusivement le rang final et la teneur des bulletins trimestriels adressés aux familles. Bref, si ma conscience n'eut pas de faute grave à me reprocher dans le cours de ma première année d'Ecole normale, elle reconnaît encore aujord'hui que mon application au travail laissa un peu à désirer et que, par amour-propre mal placé, je me montrai quelque peu frondeur, pas assez observateur de la discipline ; qu'elle fut trop sévère, même rigoureuse, ma double qualité d'élève et de maître me faisait un devoir strict de m'y soumettre entièrement ; trop de franchise nuit.
Les distractions n'étaient pas nombreuses, cependant il y avait de la vie aux heures de récréation dans l'étroite cour de l'établissement ; il fallait se remuer dans la saison rigoureuse pour maintenir au corps sa chaleur normale ; on battait fréquemment la semelle, à grandes enjambées on arpentait de nombreuses fois les 30 à 40 m. qui séparaient les deux corps de bâtiment.
Les jeudis et dimanches avaient lieu les promenades au dehors ; tour de la ville par les belles allées ombrées qui forment une ceinture de verdure, desquelles la vue et le panorama sont des plus beaux que je connaisse, descente dans les faubourgs, excursions dans les endroits intéressants de la région - Liesse, Marchais, Crécy, Crépy, Mons-en-Laonnois, Anizy, Prémontré, Coucy, Urcel, Bruyères, Festieux, Coucy-les-Eppes ; quand après des courses de 25 à 30 km. il fallait gravir par les rapides grimpettes la montagne de Laon pour rentrer au gîte, nous en avions assez, il y avait bien des traînards.
Nous ne retournions que deux fois par an dans nos familles ; une semaine à Pâques, cinq ou six tout au plus en août et septembre. Le nombre de lignes ferrées desservant le chef-lieu était alors réduit à deux, celle de Reims, celle de La Fère-Saint-Quentin ; c'est à pied, pour le plus grand nombre des élèves, que se faisait le retour chez les parents. Il n'y avait guère à compter sur les diligences ou pataches, et une course de 50 à 60 km. n'effrayait point les moins braves ; on voyageait par groupes ; ceux dont les familles étaient les moins éloignées du chef-lieu, offraient l'hospitalité à leurs copains ; les bons offices des parents ayant des voitures étaient aussi acceptés par les moins favorisés. Les départs se faisaient dès l'aube, ces jours-là la cloche n'avait pas à se faire entendre pour nous réveiller. On festoyait un peu partout copieusement et bruyamment la délivrance, et l'arrivée dans nos familles était l'occasion de réjouissances et de réunions. C'est fort rarement aussi que nos parents nous venaient voir sur le plateau. Beaurieux n'étant distant de Laon par les raccourcis que de 24 à 25 km., et Ailles où habitait ma soeur se trouvant sur le trajet, j'eus la bonne fortune de recevoir des visites un peu plus fréquentes que la plupart de mes camarades ; les entrevues au parloir étaient courtes, les sorties en ville avec les visiteurs rarement permises.
Ma première année de séjour à l'Ecole normale fut vite passée. Ma deuxième s'annonçait tout à mon avantage ; le Directeur m'avait attribué une excellente note à une composition française, soit qu'il n'ait vu que le travail, soit que pour une fois, il ait cessé d'agir par système ; mais un incident vint troubler ma quiétude et mes espérances. A la Noël de 1862, il prit la ridicule fantaisie au Directeur, au lieu de nous laisser en étude libre, comme il était de tradition, de nous envoyer coucher de sept heures à dix heures avant la messe de minuit. Il était obligatoire d'assister à cette cérémonie. Les anciens manifestèrent leur mécontentement de diverses manières. J'étais naturellement parmi les plus agités protestataires. On résolut de ne point dormir et de s'amuser de diverses façons. Les uns culbutèrent les lits des ronfleurs de 1ère année, d'autres imitèrent les bruits des animaux de ménagerie, trois ou quatre de mes intimes et moi mîmes nos draps sur les balais, ou nous nous en enveloppâmes, puis nous simulâmes une procession en long et en large du dortoir ; on rit, c'est ce que nous voulions obtenir. Un petit surveillant de 1ère année, pas mal poseur et prétentieux, à la figure en gaufrier, qui depuis m'a été plus ou moins antipathique, s'avisa de nous dénoncer au maître de service, M. Droubaix, et de me désigner comme principal organisateur de cette espièglerie ; celui-ci plus zélé que bienveillant, vint à mon lit, où je faisais le profond dormeur, me secoua comme si j'avais besoin d'être réveillé, m'invita à m'habiller et à le suivre vers le Directeur. Si on nous avait privé du verre de vin chaud traditionnel, lui s'était administré une maîtresse cuite, il m'accueillit avec un regard foudroyant, me menaça d'une terrible peine disciplinaire à prononcer le lendemain, et me renvoya me coucher pour quelques minutes encores, dix heures n'avaient point sonné. L'office de la nuit perdit tout son charme pour moi, et mes yeux et mon esprit restèrent en éveil de deux heures à six heures du matin. J'espérais que la nuit adoucirait le courroux de ce cerbère, la peine fut plus légère à supporter que je ne l'avais craint, mais elle n'était, à mon sens, nullement en rapport avec la faute : au point de vue matériel, je demeurai quitte avec un mois de privation de parloir, quinze jours de pain sec le matin et à quatre heures, et quinze jours ou un mois (ma mémoire sur ce point n'est plus fixée) de service de balayage, comme premier classier, ce qui impliquait en outre le nettoyage des cabinets d'aisance. Je ne fus pas seul puni ; mais les camarades furent traités moins rigoureusement. Pris d'un peu de remords, Droubaix, chargé de veiller à la strictre exécution des hautes oeuvres de notre trop illustre Directeur, allégea quelque peu ces trois punitions. Celle qui était de nature à aggraver davantage ma pénitence de ce Noël, c'était de ne pouvoir me régaler des provisions annoncées par ma bonne mère et qui devaient justement être déposées au parloir par mon commissionnaire habituel, Ducellier, coquetier à Ailles, dans la soirée du 25 décembre.
Ces provisions consistaient en une demi-douzaine de tartes à la citrouille, un énorme lapin rempli de hâchis, des noix, des pommes, des poires, des confitures etc. Je fus moins dupe ce 25 que je ne l'avais été la veille ; subrepticement, je me glissai dans la soirée dans le parloir, à tâtons je reconnus mon bienheureux panier, je le portai dans la pièce affectée à la menuiserie dont j'avais la clef, le tout fut soigneusement placé à l'abri des regards indiscrets. Quoique l'ami Droubaix veillât à ce que nous ne pussions rien ajouter à notre maigre morceau de pain du matin, je n'en allai pas moins chaque jour, seul ou avec deux ou trois invités, délecter les douceurs et le complément d'alimentation dus à la sollicitude maternelle. Antoine, domestique et échanson, dont j'étais un peu l'ami et le protégé, car il avait été régalé par mes parents dans un voyage à Beaurieux, y joignit même quelques verres de la couleur vermeille appelée vin ; liqueur archi-mauvaise, que nous trouvions bonne faute de mieux.
Un mot de la punition ou peine morale que me produisit la peccadille que je viens de narrer et la répression beaucoup trop sévère dont elle fut l'objet :
Je m'étais promis à mon entrée en 2e année de redoubler d'efforts dans le travail, de savoir mieux me contenir en présence d'injustices, et d'éviter de répondre aux réflexions malveillantes ou narquoises de M. le Professeur de mathématiques, faites souvent sans raison ou mal à propos ; j'avais tenu ces résolutions pendant le premier trimestre, et le Directeur semblait moins agir de parti-pris à mon sujet. J'entrevoyais le moment où toutes mes notes seraient très satisfaisantes et mes bulletins trimestriels irréprochables. Ce contretemps jeta une espèce de découragement dans mon esprit. Le père Houme, que j'exécrais dans mon for intérieur, allait certainement être à mon égard plus injuste et plus rude encore qu'auparavant. Je ne me trompai point ; dès qu'une faute était commise par les élèves de 2e année, selon lui je devais être le coupable ; c'était, disait-il, "toujours le même". Il était vexé de voir que ces accusations portaient à faux, ou encore de me voir facilement me disculper. J'en étais arrivé à vivre un peu comme le lièvre de La Fontaine lorsqu'un beau matin son départ fut annoncé. On ne le vit plus à partir de ce jour, il partit l'oreille basse et humilié ; une disgrâce des plus méritées lui était enfin infligée. Personnellement, je me réjouis fort de cet événement. Les Professeurs qui ne pouvaient que mépriser un tel homme applaudirent aussi à la mesure ; en général, tous les élèves-maîtres en firent autant.
C'est vers le commencement de mars qu'arriva son successeur. Précédemment, il dirigeait l'Ecole normale d'Angers. Comme Corse et fils d'un militaire qui avait servi sous Napoléon 1er, M. Mariotti fut sous le Second Empire un bonapartiste très militant. Il n'avait guère que 45 ans, paraissait très actif, zélé, mais d'un zèle quelque peu exagéré, parce qu'il fut assez souvent inopportun ou nuisible aux élèves. Tout était à réformer dans l'Ecole. Il s'y employa courageusement. Certains cours furent mieux faits et avec plus d'exactitude, cuisinière et domestique firent mieux leur service, la nourriture fut très sensiblement améliorée, ce qui fit grand plaisir aux élèves ; il eut le souci de chercher à nous être agréable soit par des petites fêtes intimes pendant lesquelles la discipline perdait de sa rigitité, soit par l'appel d'artistes de passage réputés par leur talent de bien dire, soit encore par l'organisation de quelques voyages intéressants. Les sorties avec les parents ou chez des amis furent plus souvent accordées à titre de récompense. Il stimula la torpeur de certains élèves, tint la main à ce que les professeurs s'occupassent plus indistinctement de tous, fit renvoyer de l'école ceux dont l'insuffisance ou la négligence étaient légendaires. Des écarts graves de conduite furent aussi sévèrement réprimés. Nous fûmes bientôt presque unanimes à reconnaître en lui un Directeur tout à fait à la hauteur de la tâche. Si je m'en rapporte aux quelques lettres à mes parents que je relisais ces jours-ci, je fus enthousiasmé de ce changement ; je ne taris pas d'éloges envers le nouvel arrivant ; on sent que toujours j'ai eu une grande tendance à m'emballer. Cet enthousiasme était d'ailleurs pleinement justifié, j'avais un réél mépris pour l'ivrogne et la brute qui partait ; j'espérais beaucoup en celui qui arrivait, et je ne fus pas trop déçu ; même aqprès ma sortie de l'Ecole normale et longtemps après, je recourus à ses bon offices et lui me témoigna de l'estime et de l'amitié (20 février 1909).
Il n'avait pas une instruction éminemment supérieure, et quoiqu'il parût vouloir être en état d'apprécier en homme compétent toutes les matière du programme, on ne tardait pas à s'apercevoir qu'il se faisait illusion. Il avait dû être un peu surfait, ce qui l'avait rendu quelque peu poseur et orgueilleux ; très souple auprès des supérieurs et des puissants, très démonstratif au profit du parti au pouvoir à cette époque, il était bien en cour. Il n'était pas non plus inaccessible aux petits cadeaux ; de là du favoritisme et de la partialité un peu trop manifestes.
Laon n'était pas la limite de son ambition ; il fut appelé quelques années plus tard à la tête de l'Ecole normale de Versailles, alors considérée comme la plus importante et la première de France. Il obtint aussi la croix.
Mes notes avec lui se relevèrent très sensiblement, je ne tardai pas à me placer pour les diverses compositions dans les premiers rangs.
Je terminai ma seconde année alors que mon camarade Deliège finissait ses études et obtenait le brevet élémentaire et le brevet dit complet (équivalent du brevet supérieur).
J'ai dit que l'enseignement donné par les professeurs de l'Ecole normale, sauf celui d'un maître, laissait à désirer ; en général, il était un peu terre à terre et pas assez pratique. La manie du professeur de mathématiques et de sciences de dicter certains de ses cours, ou d'obliger les élèves à les rédiger après explication ou exposé plus ou moins clair et méthodique, occasionnait à beaucoup d'élèves une perte énorme de temps ; quatre ou cinq élèves dans chaque année étaient seuls en état de rédiger à peu près convenablement les cours aux notes prises à la volée. Obligeamment, il prêtaient leurs cahiers aux autres camarades qui les copiaient ; c'était une somme de travail fort peu profitable ; les leçons étaient d'ailleurs assez infidèlement reproduites, les erreurs fourmillaient. On avait ainsi d'énormes cahiers, que l'on faisait relier, cela va sans dire, pour l'arithmétique, l'algèbre, la géométrie, les éléments de trigonométrie et de mécanique, même de physique, de chimie, d'histoire naturelle. De bons ouvrages, bien commentés, quelque peu annotés par l'addition de feuilles supplémentaires insérées entre les feuillets du livre, eussent été de beaucoup préférables.
Comme à toutes les Ecoles normales en général, se trouvait annexée à celle de Laon une école élémentaire, dénommée justement école annexe, où les élèves de 2e et de 3e année allaient s'exercer à la pratique de l'enseignement pendant chaque semaine et à tour de rôle. C'était pour chaque élève-maître une pratique de quatre à cinq semaine de classe en deux ans. Le titulaire de cette époque était un M. Paradis, brave homme mais d'une valeur pédagogique des plus ordinaires et d'un jugement un peu faux et étroit. Cette école avait une cinquantaine d'élèves, ni l'installation ni le matériel ni les méthodes n'auraient su être proposés comme des modèles. Les souvenirs conservés de mon excellente école de Beaurieux, surtout mon admiration pour le dévouement, l'activité, le tact, la dignité de celui qui la dirigeait, M. Delaidde, mes entretiens avec lui dans le cours des vacances, me rendirent certainement des services quand je devins instituteur autrement plus importants que ceux que je pus attribuer à mon passage à l'école annexe.
Au fond de ce qu'on appelle la cuve de Laon se trouvait le jardin de l'Ecole normale, où les élèves-maîtres allaient s'exercer de temps en temps au jardinage, à la direction et à la taille des arbres ; l'enseignement donné était assez rudimentaire, et le bagage emporté par chacun ne pouvait qu'être très léger. Moi, j'aimais aller au jardin, car le jardinage m'a toujours beaucoup plu ; c'était une occasion pour deux ou trois compagnons et moi de nous procurer un peu de liberté, même d'aller dire un petit bonjour au maître du café ayant pour enseigne "Staviator", que tous les normaliens de génération en génération ont fort bien connu.
M. Mariotti, qui ne manquait pas d'initiative, organisa un enseignement de gymnastique. A défaut de portique et d'appareils dans l'Ecole, on nous conduisait au gymnase des pompiers de la ville. J'aimais ces exercices et je pus passer pour un des plus forts et surtout des plus hardis de ma promotion. J'aimais aussi mesurer mes forces avec les meilleurs lutteurs dans chaque année ; rarement j'eus le dessous.
L'admission à l'Ecole normale était prononcée d'après les résultats d'un concours ; comme le nombre de candidats, pendant dix à quinze ans, de 1855 à 1870, particulièrement dans l'Aisne, était supérieur de trois, quatre, même cinq fois le nombre des places, cette admission présentait beaucoup d'aléa. On eut dû avoir un excellent recrutement, d'autant meilleur encore qu'il fallait être dans sa dix-neuvième année pour être admis à prendre part au concours. Il laissait encore assez souvent à désirer, car la protection et la faveur avaient une grande part dans les choix, les années n'étaient pas, par suite, bien homogènes, si la tête comprenait des élèves intelligents, travailleurs avec lesquels les résultats étaient sûrs, les quelques derniers laissaient fort à désirer. Leur but unique était de décrocher, tant bien que mal, le modeste brevet élémentaire. Sur seize à dix-huit élèves dont se composait chaque promotion, cinq ou six au plus suivaient sérieusement les programmes devant les conduire à affronter les examens du brevet complet. A ces examens deux, trois, rarement quatre ou cinq élèves réussissaient ; il était rare qu'on comptât plus de deux échecs à l'examen du brevet simple, dont le niveau, il faut en convenir, était autrement élevé que sous le régime de la loi de 1881.
Mieux apprécié de mes maîtres à ma sortie de 2e année, ayant obtenu un rang final qui satisfaisait mon amour-propre, je passais d'agréables vacances chez mes parents, lorsque m'arriva l'avis que la bourse entière sur laquelle je comptais, que l'on m'avait promise très formellement, ne m'était pas accordée. Je restais tutulaire d'une demi-bourse seulement. Je me rendis immédiatement à Laon pour me renseigner et examiner si des démarches pourraient être faites. L'Inspecteur d'Académie du nom de M. Dumouchel, homme bon s'il en fut, ne put me rien dire, il ignorait comment les choses s'étaient passées ; il me promit de se renseigner et de me donner, s'il lui était possible, satisfaction et justice. L'aumônier, M. Rapet, le seul maître que je pus voir, ne sut, non plus, me fournir d'explications bien nettes, je compris toutefois que le Conseil des professeurs m'avait proposé pour la bourse entière ; qu'à la Commission départementale qui statuait définitivement, un membre avait réclamé en faveur d'un protégé proposé seulement pour une demi-bourse ; personne n'ayant parlé pour moi, on me retira fort bien la portion de bourse qui m'avait été attribuée pour l'affecter à l'élève protégé ; lequel m'était de beaucoup inférieur. Je fus victime de ma bonne foi. S'il ne m'avait pas été assuré par le Directeur que la concession d'une bourse complète m'était accordée, s'il m'avait laissé le moindre doute à ce sujet, j'aurais usé de l'influence de M. de Tugny, maire et conseiller général, qui aimait mon père et me portait de l'intérêt, et les choses se seraient passées tout autrement. Cette injustice flagrante me fit gros coeur ; en plusieurs occasions, je ne manquais pas de faire sentir au Directeur qu'il lui appartenait de ne pas la laisser commettre.
J'ai dit un mot de la sévérité de M. Mariotti ; elle se montra excessive le jour de notre entre en 3e année. La coutume avant d'aller nous enfermer dans la boîte était de nous réunir le plus nombreux possible dans une bonne petite auberge de Laon et d'y dîner aussi bien que le permettaient nos trente ou quarante sous. En raison des acomptes pris par beaucoup dans le cours du trajet, il s'en trouvait qui ne pouvaient plus cacher leur état d'ébriété sans la protection de quelques copains. L'un des convives, Boudet, garçon pourtant intelligent, bon et honnête, fut vu par le Directeur rendant du trop plein de l'estomac ; sans pitié, il fit prononcer son exclusion de l'Ecole ; il n'eut pas l'approbation des élèves ; d'aucuns ne valaient pas Boudet, mais on fermait les yeux sur leurs travers ; ils avaient sans doute de puissants protecteurs.
J'entrai, je crois, en 3e année, avec la ferme résolution d'y travailler plus sérieusement encore et de me mettre en situation de passer, aussi brillamment que possible, l'examen du brevet supérieur. Il m'arriva bien quelquefois encore de me rebiffer contre des mesures ou des observations qui paraissaient injustes et qui l'étaient en effet. Un jour, c'est le grand Badet, censeur de notre année, qui dénonce plusieurs camarades et moi d'avoir occasionné un peu de désordre dans l'étude du matin. Nous somme sermonés et punis un peu injustement. Pendant la récréation du 1er déjeuner, monté sur un banc, je réclame, proteste, me démène de la parole et du geste, sans m'apercevoir que de son cabinet, le Directeur voit et écoute mes réclamations. A son cours de grammaire qui suivit, il tonna mais plus impérieusement que je ne l'avais fait et menaça ; il fallut naturellement s'incliner, se soumettre, prendre de nouveau la résolution de se surveiller et de se taire. Je conservai toutefois une dent à cet imbécile de Badet qui avait voulu faire du zèle, l'important, et qui avait aussi montré de la partialité. Ce gaillard avait l'échine très souple, il savait se ménager les faveurs et les bonnes grâces des maîtres. Quoiqu'il figurât au second rang dans l'ensemble des compositions, mon bon ami et émule Hue restant toujours au premier, je ne me disais pas inférieur à lui à la 3e place ; la suite me donna raison, puisque j'obtint le brevet supérieur et plus tard le diplôme d'inspecteur primaire comme Hue, et que lui dut se borner au brevet simple. Il mit toujours d'ailleurs ses propres intérêts en première ligne et abandonna, après quelques années d'exercice, l'enseignement pour une comptabilité dans une ferme qui lui offrait plus d'avantages matériels, moins de responsabilité et moins de travail. Les bons poulets que sa mère, cultivatrice, offrait au Directeur et au professeur de mathématiques les amenaient à forcer les notes dans les compositions. C'était un fait notoire, bien connu des élèves.
Nous souffrîmes pour nos études de la tension des rapports entre le Directeur et M. Fédaux. Loin de tenir compte des justes observations qui lui avaient été faites, il arriva que celui-ci fit ses cours en dépit du bon sens, restant indéfiniment sur les parties les plus élémentaires des programmes, nous faisant piétiner sur place malgré l'approche des examens. Les meilleurs élèves prirent le parti de travailler dans le cours des leçons. il me surprit un jour repassant ce qui avait trait au brevet supérieur ; il saisit mes cahiers, les mit au feu ; le feu heureusement était à peu près éteint ; à la récréation, je pus les retirer du poële presque intacts. Ces cahiers qui m'étaient indispensables pour revoir les matières des prochains examens m'avaient coûté des efforts, du temps et de la peine ; était-ce bien raisonnable au professeur de les anéantir en quelques secondes et de compromettre ainsi l'examen devant couronner mes études de longue haleine ? Une pareille façon d'agir ne pouvait que provoquer les protestations d'un jeune homme de vingt ans qui était sérieux quand il le fallait, et je les fis entendre dans une forme respectueuse.
A quelque temps de cette scène, le même professeur s'amène pendant l'étude, il demande si quelqu'un peut lui confier pour quelques jours seulement le gros cahier relié contenant les cours complets d'arithmétique pour les trois années. Comme un naïf (je l'ai toujours été quand il s'est agi de rendre service, aussi ai-je été souvent dupé), je m'empresse de lui donner le mien. C'était pour le prêter à un jeune homme qu'il préparait au baccalauréat. Jamais je ne pus rentrer en possession de mon cahier. Ce trait contribue à donner une idée exacte des travers de ce maître qui, au fond, n'était ni méchant, ni vindicatif ; si je n'ai pu l'aimer comme on se plaît à aimer ceux qui s'intéressent à vous, je ne lui ai point conservé rancune ; il ne m'est devenu qu'à peu près indifférent.
En janvier de cette année 1864, mon père me représenta à Craonne pour le tirage au sort. Il tira un gros 38. Comme je ne me connaissais point d'infirmité, c'était une déclaration de bon pour le service qui m'attendait devant le conseil de révision, par conséquent l'obligation d'accomplir mes 10 années de service dans l'enseignement promises par mon engagement décennal. J'ai dit plus haut que la mauvaise eau de citerne de l'école produisait chez beaucoup d'élèves un goître plus ou moins volumineux qui disparaissait généralement avec l'éloignement de la cause. J'étais atteint, plusieurs de mes camarades aussi, ils pensèrent réclamer devant le conseil de révision ; je fis comme eux ; à mon grand étonnement, on nous dispensa du service militaire ; par ce fait, l'engagement décennal n'avait plus d'effet.
Cette cérémonie de la révision eut lieu dans une des salles de la Préfecture de Laon, le jour même de notre entrée en vacances de Pâques ; elle retarda pour une dizaine de mes camarades et moi de quelques heures notre départ de la boîte. Sans respect pour la pudeur des séminaristes ni de la nôtre, ni de celle de plusieurs détenus de la prison, l'autorité militaire nous obligea à nous dévêtir dans la même pièce ; le cher cousin Rasset eut beau protester, il dut y passer comme les autres ; c'était déjà de l'égalité.
Le grand jour approchait, je veux dire l'examen du brevet nous ouvrant la carrière d'instituteurs ; même les plus apathiques redoublaient d'efforts pour augmenter les chances de succès ; nous étions seize de notre année inscrits pour le brevet élémentaire, cinq ou six dont j'étais pour le brevet supérieur. Le matin avant de se lever, le soir après neuf heures, les plus laborieux revoyaient les matières de l'examen ; les chances de succès pour la promotion paraissaient grandes, à peine deux ou trois étaient douteux pour le brevet simple, cinq ou six pouvaient fort bien décrocher la timbale aux examens du brevet complet ; nous avions confiance et espoir, ignorant l'énorme maladresse que notre Directeur avait commise. Comme la plupart des méridionaux, cet homme avait une énorme confiance en lui ; il se figurait pouvoir commander et réformer à sa guise, et faire prévaloir toutes ses idées auprès de la Commission d'examen. Il se trompa ; beaucoup de normaliens furent victimes. Déjà en août 1863, il avait critiqué la manière de faire des examinateurs, il s'était promis, pour l'année suivante, de faire remplacer par des membres de l'enseignement tous ceux qui n'en étaient pas, et ils formaient une grosse majorité. Il fit des rapports au Recteur et au Ministre, force démarches auprès de l'Inspecteur d'académie pour qu'il adoptât ses idées ; il aboutit à froisser la plupart des examinateurs, et comme ils ne furent point remplacés, ils firent payer aux élèves candidats la maladresse et le manque de tact de leur chef. Ce fut une vaste hécatombe des aspirants au brevet, sur 90 huit à peine dont sept normaliens et un étranger furent admis à l'oral ; plusieurs des neuf ajournés étaient dans les premiers rangs. J'étais de ces neuf ; pour amener un pareil abattage et se venger de notre Directeur, la Commission avait choisi une de ces dictées longues et remplies de difficultés de toutes sortes, comme on en donna d'ailleurs fort longtemps au brevet, des problèmes fort ardus, et elle corrigea très sévèrement. A cette époque, il suffisait qu'une dictée renfermât trois fautes, y compris la ponctuation, pour qu'elle fût cotée 0. Les dictées, je le dis, avaient souvent 40 lignes de texte, et on y glissait à dessein de nombreux pièges, c'était évidemment absurde. Ce colossal travers qui exista longtemps dans la plupart des Commissions d'examen amena un résultat tout autre à celui attendu, la plupart des candidats à ces examens, surtout ceux étrangers aux Ecoles normales, s'y préparaient en faisant force dictées ; ils négligeaient tout le reste, mais surtout la rédaction ; avec une belle écriture et une bonne dictée, on était à peu près sûr d'obtenir son brevet et de pouvoir être instituteur ou institutrice. Conséquence, grande insuffisance chez beaucoup de maîtres.
En principe, notre Directeur n'avait point tort de vouloir que les futurs instituteurs fussent jugés par des professionnels, ces idées furent plus tard adoptées, mais il eut tort de s'y prendre fort mal, de ne pas savoir ménager les susceptibilités, de manquer de tempérament, de mesure, de patience. Nous n'étions nullement responsables des faits et gestes de notre Directeur, nous n'en fûmes pas moins d'innocentes victimes, et la Commission fit preuve d'une grande étroitesse d'esprit. Jusqu'à un certain point, elle justifia celui qu'elle voulait atteindre. Plusieurs élèves de la deuxième moitié ne durent leur salut qu'à des recommandations assez justifiées d'ailleurs. Ce fut un beau tollé parmi nous lorsque le Directeur, que je vois encore blême comme un mort, vint nous apprendre cette belle nouvelle. Mais on eut beau récriminer, crier à l'injustice, vociférer, le fait brutal n'en existait pas moins. Jamais l'école n'avait eu à supporter une pareille humiliation. Tous nous demandions à retourner immédiatement dans nos familles ; on n'y consentit point. J'avoue pour ma part que je n'hésitai pas à agir de ruse. Je priai mon père, par une lettre, de prétexter que ma mère était malade pour demander mon départ immédiat. Mise à la cuisine au moment où le facteur devait prendre la correspondance, le Directeur la vit, l'ouvrit et m'appela à son cabinet. Je justifiai ma résolution par le désespoir où m'avait plongé cet échec, je trouvais que je n'avais plus rien à faire à l'école, qu'il était bien inutile de nous y retenir pendant encore au moins deux semaines. J'en fus quitte pour une paternelle admonestation.
Pendant plusieurs jours, M. Mariotti fut en très mauvaise posture. De toutes parts, on lui jetait la pierre. Heureusement pour lui, l'Inspecteur d'académie était Corse, il lui promit que tous nous serions pourvus d'emplois pour le 1er octobre et placés selon nos notes d'Ecole normale. Le Directeur s'empressa de nous apporter la bonne nouvelle, il prit aussi l'engagement de nous recevoir pendant une semaine au mois de mars de l'année suivante pour nous faire revoir rapidement les matières de l'examen. Ces promesses, l'approche des vacances, la presque assurance que tout serait réparé aux prochains examens, l'insouciance de nos vingt ans firent que les derniers jours de notre temps d'Ecole normale ne furent ni trop attristés, ni trop amers.
Quelques jours après la trop mémorable journée des examens eut lieu notre départ définitif de l'Ecole normale. Ce séjour de trois ans n'a pas été sans influence sur mon caractère, il m'apprit mieux à vivre en société, à supporter plus patiemment les travers des autres, à me montrer beaucoup plus conciliant dans mes relations, il me valut quelques solides amitiés ; si je n'acquis pas un très lourd bagage de connaissances, je fus plus apte à travailler seul ; et plus apte aussi à bien remplir les sérieuses fonctions qui m'allaient être confiées moins de six semaines après ma sortie. Il y eut effusion de sentiments à la séparation des meilleurs camarades ; on promit de s'écrire, de se revoir ; au nombre de neuf, nous devions nécessairement nous retrouver au mois de mars 1865, pour les examens.
Un échange de lettres s'était fait entre mon père et moi, au sujet de mon échec ; il comprit qu'il n'avait réellement pas de reproches à me faire sous le rapport du travail, si je fus reçu avec moins de joie, je n'en fus pas moins accueilli avec toute l'affection dont ils étaient capables, ma mère et lui, et ils ne me l'ont jamais ménagée. Comme dans les vacances précédentes, je les secondai assez efficacement dans leurs travaux, rentrant quelques récoltes de la moisson, faisant l'arrachage des pommes de terre, battant même le peu de blé et d'avoine cultivés. Ils m'autorisèrent à faire quelques visites à des parents, et à certains bons camarades. L'ami Soye fut de ce nombre. Ils attendirent sans trop d'impatience l'avis de ma nomination à un emploi d'instituteur ; un complément sérieux de trousseau dut aussi être préparé. La prespective d'avoir bientôt un important mandat à remplir dans la société me rendit sérieux et fit de moi, ce me semble, un homme.
Au commencement de ces vacances, le camarade Deliège s'était marié à Nampteuil-sous-Muret, commune où il exerçait depuis un an, je fus garçon d'honneur et le cavalier de Melle Zélia Deliège. C'était une amorce naturelle pour le cas où j'aurais désiré devenir le beau-frère de mon camarade. Je n'y répondis point, et je crois avoir eu raison. Jules Deliège seul était sérieux ; sa mère aimait poser et trôner, elle n'était ni économe, ni travailleuse, son père, que l'abbé Champion avait pris comme suisse à l'église, était farceur, grossier souvent, et il se suicida ; Gustave, le second fils, partit jeune de la commune et du tourner assez mal. J'aurais regretté d'être entré dans la famille.
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(1) : Mon ami Clin m'apprit au mois de septembre dernier la mort en 1907 de M. Fédaux.
Les maîtres-adjoints de cette époque (c'est ainsi qu'on les dénommait) étaient M. Fédaux, chargé des mathématiques et des sciences, M. Raverdy, chargé de l'histoire, de la géographie, du français, Paradis, directeur de l'école annexe, faisait un cours de pédagogie, Droubaix avait l'écriture et le dessin ; un brave Alsacien, Lauff, enseignait plain-chant, orgue et musique ; l'enseignement religieux revenait à l'aumônier de l'Ecole, M. Rapet. Les quatre premiers de ces maîtres étaient d'anciens élèves de l'Ecole même, n'ayant que le brevet supérieur. La valeur professionnelle n'avait pas seule fixé ces choix ; le plus sérieux de tous et le plus fin était incontestablement M. Raverdy. M. Fédaux, visant surtout au gain, donnait de nombreuses leçons en ville ; il préparait peu ou mal ses cours, corrigeait superficiellement les devoirs, ne faisait que de très rares expériences pour l'enseignement scientifique, était très criard dans le cours de ses leçons, se bornait à n'interroger qu'un très petit nombre d'élèves, ses favoris comme on les appelait, n'avait pas de mesure dans le choix des exercices, tantôt ils n'étaient qu'à la portée de trois ou quatre intelligences d'élite, tantôt ils devenaient tellement élémentaires et simples que les travailleurs se laissaient ou aller au découragement ou s'occupaient selon un programme qu'ils s'étaient établi (1).
Le prestige faisait plus ou moins défaut à MM. Paradis, Droubaix et Lauff, leurs cours n'étaient pas très pris au sérieux, ils ne savaient pas suffisamment les intéresser, c'étaient de braves gens, mais d'une culture intellectuelle très ordinaire avec des idées et un jugement assez étroits.
Le brave aumônier s'en tenait à la lecture stricte de l'histoire sainte, avec une heureuse mémoire, des apparences de piété et de dévotion, on était assuré d'obtenir de bonnes notes de lui.
Tels étaient, si je m'en rapporte à mon jugement et à mes souvenirs restés très vivaces à plus de quarante ans d'intervalle, les maîtres auxquels la préparation de plusieurs générations d'instituteurs de l'Aisne fut confiée. Avec un directeur moins mauvais, la plupart de ses collaborateurs eussent été tout à fait à la hauteur de leur tâche et auraient laissé dans l'esprit et le coeur de leurs anciens condisciples une meilleure appréciation et plus de reconnaissance.
Le règlement de l'Ecole, comparé à ce qu'il est maintenant, paraîtrait sévère. Hiver comme été, le lever se faisait au premier coup de cloche, à cinq heures du matin. Vingt minutes étaient accordées pour les soins de toilette et la réfection des lits, l'eau était répartie avec la plus grande parcimonie, placée dans des espèces de longues auges en zinc, munies de robinets à raison d'un par élève, elle ne se distinguait ni par la limpidité ni par l'odeur ; elle provenait d'une vaste citerne où devaient pulluler des milliards de milliards de microbes et de débris organiques. Les élèves en buvaient ; souvent elle fut cause de trouble dans l'organisme, notamment du goître pour beaucoup. Lorqu'elle était congelée en hiver, un glaçon faisait office de savon. Les deux dortoirs dans lesquels les 51 élèves des trois années étaient répartis étaient assez spacieux et bien aérés ; il va sans dire qu'aucun appareil de chauffage n'avait été prévu pour parer au froid dans les hivers qui sont parfois très rigoureux sur le plateau où est bâti Laon. Avant cinq heures et demie, il nous fallait être en étude. Une courte prière était récitée à tour de rôle par les élèves ; à sept heures, l'aumônier venait présider à de plus longs exercices et à une pieuse lecture. Le déjeuner consistait en un quart d'une miche de pain de 800 à 900 g., généralement non cuit, avait lieu de sept heures et demie à huit heures. On n'entrait point au réfectoire, le censeur (3e année), le sous-censeur (2e année), le surveillant (1ère année) faisaient la répartition. Quelle que fût la température, il fallait rester dans la cour. Par tolérance, on permettait aux élèves pourvus de douceurs données par les parents d'aller chercher dans leurs cases les fruits ou confitures destinés à stimuler l'appétit, on pouvait également joindre un oeuf à son mauvais morceau de pain. Pendant cette demi-heure de récréation, les élèves de corvée devaient encore balayer les deux salles de classe, nettoyer et laver les cabinets d'aisance, approprier dortoirs, vestiaires, escaliers. D'autres, les privilégiés, surveillaient le laboratoire, la salle des quelques instruments de physique, les collections d'histoire naturelle, c'étaient les préparateurs ; les lingers contrôlaient les quantités de linge et habits divers remises au blanchisseur et rapportées par lui. Le travail n'était jamais bien fait, ma bonne mère tint à me blanchir elle-même ; il y avait encore le bibliothècaire et son adjoint qui veillaient à la conservation des livres à nous confiés et au non-gaspillage du papier, plumes et encre ; les infirmiers devant à l'occasion seconder le médecin de l'Ecole et préparer les potions et tisanes ordonnées, les feutiers qui allumaient et entretenaient les poêles, le réglementaire qui sonnait la cloche pour le réveil, le coucher, les repas, les divers changements d'exercice ; les monteurs d'eau pour les lavabos au nombre de deux. En raison de mon goût et de mes aptitudes pour le travail du bois, j'obtins la charge de menuisier adjoint ; le titulaire était mon ami Lourmier ; je montai d'un grade quant il quitta l'atelier pour la lingerie en 3e année. Les élèves-maîtres à qui incombaient ces diverses charges étaient dispensés du balayage.
J'ai dit plus haut que nous avions un professeur de plain-chant et d'orgue, c'était dans le but que devenus instituteurs, nous fussions en état de remplir convenablement les fonctions de clercs laïques ; tous les dimanches, plusieurs élèves et à tour de rôle revêtaient le surplis de la cathédrale et prêtaient leur concours pour le chant. L'obligation stricte de suivre les offices le dimanche figurait au règlement. D'aucuns devaient aussi servir aux messes que disait l'aumônier. Obligation était imposée de se confesser aux approches des principales fêtes religieuses de l'année. Une pièce dite oratoire était spécialement affectée aux exercices de la confession. La plupart des élèves s'y livraient sans édification ni conviction. Les élèves-maîtres devant plus tard joindre à leurs fonctions d'instituteurs celles de secrétaires de mairie, un cours confié à un magistrat de la ville leur était fait pour les préparer à les bien remplir ; ce cours ne s'adressait toutefois qu'aux élèves de 3e année.
L'attitude des élèves et leur costume devaient toujours avoir un caractère d'extrême gravité. Il leur était naturellement interdit de causer entre eux pendant les heures d'études, dans les rangs, au dortoir, au réfectoire ; toute infraction par trop manifeste à cette règle entraînait des punitions : charge supplémentaire de balayage, privation de parloir, retenue de promenade ; les fautes plus graves donnaient lieu à des sanctions plus rigoureuses : interdiction d'utiliser ou de recevoir des douceurs, de sortir en ville avec les parents ou chez les correspondants, comparution devant le directeur ou la Commission de surveillance, retrait de fraction de bourse, ou renvoi ; c'était comme une épée de Damoclès toujours suspendue sur la tête des pauvres normaliens.
L'uniforme obligatoire pour les sorties en ville consistait en une redingote noire, gilet, pantalon et cravate de même nuance, et le ridicule chapeau de soie à haute forme ; chez les élèves de 1ère année, ces vêtements étant neufs avaient une certaine fraîcheur, les élèves de 2e année avaient les mêmes vêtements déjà fort passés ; ils étaient râpés, sales et luisants pour le plus grand nombre des normaliens de 3e année qui ne pouvaient ou ne voulaient point renouveler leur garde-robe ; avec les chapeaux devenus affreux et tout difformes, beaucoup paraissaient plus ou moins dépenaillés. Dans l'intérieur de l'établissement, on portait une blouse bleue de coton.
Dans la plupart des écoles normales, comme dans les écoles militaires, ont longtemps subsisté les brimades ; les aînés ou anciens imaginant toutes sortes de tours ou de farces à faire aux nouveaux arrivants, les cadets. Il était encore de tradition, en 1861, lors de son entrée à l'Ecole, que les élèves de 3e année fissent cirer leurs chaussures à ceux de 1ère année (je ne m'abaissai jamais à une pareille humiliation) ; provoquer la chute des nouveaux par d'imprévus crocs-en-jambe était un doux passe-temps pour certains élèves de 2e et surtout de 3e année ; plusieurs de mes camarades et moi nous nous rebiffâmes énergiquement ; ce très mauvais jeu devint moins fréquent ; la mise en boule consistant à presser par l'action de nombreux corps dans un des angles des murs de la cour quelques naïfs et pusillanimes nouveaux élèves, rencontra encore en quelques-uns des nôtres de solides adversaires ; au jeu de main-chaude, les souffre-douleur de la 1ère année restaient souvent fort longtemps sur la sellette et y recevaient de violentes taloches ; nous mîmes encore bon ordre à ces absurdes brutalités ; toute petite qu'était la cour, les gros majors de 3e prétendaient en réserver la plus grande partie à leur usage ; nous combattîmes encore et avec succès le ridicule et injuste privilège qu'ils prétendaient s'octroyer. Je ne signale qu'une faible partie des abus qui existaien à l'Ecole normale de Laon.
Dès les premiers jours de ma nouvelle vie, les qualités ou défauts par lesquels je m'étais signalé à mon arrivée à Beaurieux réapparurent, j'étais loin de vouloir imposer mes volontés aux autres, mais j'entendais ne pas me laisser mener par le bout du nez, comme on dit vulgairement, ni me laisser marcher sur le pied ; je protestais contre tout ce qui me paraissait injuste ou arbitraire. Ma façon d'être et de comprendre les choses me valut en somme plus d'estime que de désapprobation de la part de mes camarades de promotion et des autres ; je n'y trouvais pas tout profit cependant ; des mouchards hypocrites tournèrent assez souvent mon excès de franchise à mon détriment et me desservirent auprès de certains maîtres et surtout auprès de l'abruti Directeur Langlois. Le tempérament de l'individu ne se modifia généralement point ; une nature honnête, loyale, droite, reste telle dans toutes les circonstances de l'existence ; elle se livrera trop facilement, et sera souvent dupe ou victime de sa bonne foi, même de sa crédulité.
J'ai indiqué plus haut en quoi consistait le petit déjeuner du matin ; grâce à la sollicitude maternelle, mon appétit pour ce premier repas fut toujours stimulé par l'addition de fruits variés, surtout de confitures et d'oeufs. Non seulement le morceau de pain parcimonieusement distribué était insuffisant, mais il était aussi de qualité inférieure. Le repas de midi consistait en une soupe grasse ou maigre, - une faible assiette chacun -, un peu de viande bouillie ou des légumes, ensuite un léger dessert pour terminer ; viande et légumes étaient rarement bien appétissants ; maintes fois certains plats de viande restaient intacts en raison de l'odeur nauséabonde qui s'en dégageait, les élèves préféraient sortir de table avec la faim que de s'incommoder, ce qui provoquait des accès de colère chez le père Langlois. Comme boisson, une très mauvaise abondance, à raison d'un litre pour quatre. A quatre heures, chacun recevait 150 à 200 g. de pain. Sur chaque table de huit convives, figurait le soir à huit heures tantôt une faible portion de veau, tantôt un ragoût de mouton avec pommes de terre ou haricots, dans lequel les morceaux étaient très clairsemés, ou un plat de lentilles ou du riz ; une salade ou du fromage constituait le dessert. La portion de chaque prenant part était réduite à un volume tel qu'en deux ou trois bouchées elles disparaissaient dans les profondeurs de l'estomac ; on resserrait la ceinture de cuir qui faisait partie du trousseau et dont on ne se séparait que la nuit. On ne pouvait se rattraper sur le pain ; on n'en eut à peu près à discrétion que sous le successeur du père "Houme", avec M. Mariotti, soit près de de dix-huit mois après mon entrée. Dix minutes suffisaient largement pour les deux principaux repas journaliers ; hiver comme été, une récréation de 20 à 30 minutes dans la cour de l'établissement suivait le repas du soir ; à huit heures et demie, généralement M. l'aumônier s'amenait pour la longue prière du soir et encore une édifiante lecture.
La cloche de 8h50 était ordinairement la mieux accueillie, elle annonçait la montée dans les dortoirs et la mise au lit. Que les nuits semblaient bonnes à cette époque et comme elles paraissaient courtes jusqu'au tintement si désagréable de cinq heures ! En hiver, lorsque le thermomètre marquait de -10 à -15° dans nos vastes chambrées, il venait l'idée à beaucoup de se dire malade pour pouvoir s'offrir une grasse matinée ; mais dans la belle saison, aux approches des examens du brevet, ou des examens de passage d'une année à l'autre, il n'était pas rare d'entendre, meme avant quatre heures, de laborieux élèves retourner discrètement les feuillets de leurs livres ou cahiers.
Je ne tardai pas à m'habituer au régime de l'école, et à choisir comme amis, parmi mes condisciples de 1ère année notamment, ceux dont le caractère et les manières se rapprochaient le plus des miens. Ceux qui montraient le plus d'indépendance, de franchise, eurent ma préférence. Entré avec le huitième rang, j'aurais pu, je crois, dès la première année, en faisant un peu d'efforts, et surtout en montrant plus de souplesse et de passivité, me placer dans les tout premiers rangs ; je fus desservi de diverses façons auprès du Directeur à qui il suffit, pour agir de parti-pris, qu'un professeur mal édifié ou un surveillant partial fît à mon sujet deux ou trois rapports malveillants. Si M. Fédaux se fût montré plus sérieux et plus habile, s'il se fût surtout abstenu de grotesques plaisanteries à cause de mon nom, il aurait eu non seulement ma confiance entière, mais de la déférence et de l'affection de ma part ; j'aurais été pour lui ce que je fus toujours pour son collègue M. Raverdy, respectueux, attaché, élève soumis ; ces deux maîtres avaient les cours les plus importants, de leurs notes dépendaient presque exclusivement le rang final et la teneur des bulletins trimestriels adressés aux familles. Bref, si ma conscience n'eut pas de faute grave à me reprocher dans le cours de ma première année d'Ecole normale, elle reconnaît encore aujord'hui que mon application au travail laissa un peu à désirer et que, par amour-propre mal placé, je me montrai quelque peu frondeur, pas assez observateur de la discipline ; qu'elle fut trop sévère, même rigoureuse, ma double qualité d'élève et de maître me faisait un devoir strict de m'y soumettre entièrement ; trop de franchise nuit.
Les distractions n'étaient pas nombreuses, cependant il y avait de la vie aux heures de récréation dans l'étroite cour de l'établissement ; il fallait se remuer dans la saison rigoureuse pour maintenir au corps sa chaleur normale ; on battait fréquemment la semelle, à grandes enjambées on arpentait de nombreuses fois les 30 à 40 m. qui séparaient les deux corps de bâtiment.
Bruyères-et-Montbérault - Rue de Reims (cliché Barnaud, coll. personnelle).
Les jeudis et dimanches avaient lieu les promenades au dehors ; tour de la ville par les belles allées ombrées qui forment une ceinture de verdure, desquelles la vue et le panorama sont des plus beaux que je connaisse, descente dans les faubourgs, excursions dans les endroits intéressants de la région - Liesse, Marchais, Crécy, Crépy, Mons-en-Laonnois, Anizy, Prémontré, Coucy, Urcel, Bruyères, Festieux, Coucy-les-Eppes ; quand après des courses de 25 à 30 km. il fallait gravir par les rapides grimpettes la montagne de Laon pour rentrer au gîte, nous en avions assez, il y avait bien des traînards.
Nous ne retournions que deux fois par an dans nos familles ; une semaine à Pâques, cinq ou six tout au plus en août et septembre. Le nombre de lignes ferrées desservant le chef-lieu était alors réduit à deux, celle de Reims, celle de La Fère-Saint-Quentin ; c'est à pied, pour le plus grand nombre des élèves, que se faisait le retour chez les parents. Il n'y avait guère à compter sur les diligences ou pataches, et une course de 50 à 60 km. n'effrayait point les moins braves ; on voyageait par groupes ; ceux dont les familles étaient les moins éloignées du chef-lieu, offraient l'hospitalité à leurs copains ; les bons offices des parents ayant des voitures étaient aussi acceptés par les moins favorisés. Les départs se faisaient dès l'aube, ces jours-là la cloche n'avait pas à se faire entendre pour nous réveiller. On festoyait un peu partout copieusement et bruyamment la délivrance, et l'arrivée dans nos familles était l'occasion de réjouissances et de réunions. C'est fort rarement aussi que nos parents nous venaient voir sur le plateau. Beaurieux n'étant distant de Laon par les raccourcis que de 24 à 25 km., et Ailles où habitait ma soeur se trouvant sur le trajet, j'eus la bonne fortune de recevoir des visites un peu plus fréquentes que la plupart de mes camarades ; les entrevues au parloir étaient courtes, les sorties en ville avec les visiteurs rarement permises.
Ma première année de séjour à l'Ecole normale fut vite passée. Ma deuxième s'annonçait tout à mon avantage ; le Directeur m'avait attribué une excellente note à une composition française, soit qu'il n'ait vu que le travail, soit que pour une fois, il ait cessé d'agir par système ; mais un incident vint troubler ma quiétude et mes espérances. A la Noël de 1862, il prit la ridicule fantaisie au Directeur, au lieu de nous laisser en étude libre, comme il était de tradition, de nous envoyer coucher de sept heures à dix heures avant la messe de minuit. Il était obligatoire d'assister à cette cérémonie. Les anciens manifestèrent leur mécontentement de diverses manières. J'étais naturellement parmi les plus agités protestataires. On résolut de ne point dormir et de s'amuser de diverses façons. Les uns culbutèrent les lits des ronfleurs de 1ère année, d'autres imitèrent les bruits des animaux de ménagerie, trois ou quatre de mes intimes et moi mîmes nos draps sur les balais, ou nous nous en enveloppâmes, puis nous simulâmes une procession en long et en large du dortoir ; on rit, c'est ce que nous voulions obtenir. Un petit surveillant de 1ère année, pas mal poseur et prétentieux, à la figure en gaufrier, qui depuis m'a été plus ou moins antipathique, s'avisa de nous dénoncer au maître de service, M. Droubaix, et de me désigner comme principal organisateur de cette espièglerie ; celui-ci plus zélé que bienveillant, vint à mon lit, où je faisais le profond dormeur, me secoua comme si j'avais besoin d'être réveillé, m'invita à m'habiller et à le suivre vers le Directeur. Si on nous avait privé du verre de vin chaud traditionnel, lui s'était administré une maîtresse cuite, il m'accueillit avec un regard foudroyant, me menaça d'une terrible peine disciplinaire à prononcer le lendemain, et me renvoya me coucher pour quelques minutes encores, dix heures n'avaient point sonné. L'office de la nuit perdit tout son charme pour moi, et mes yeux et mon esprit restèrent en éveil de deux heures à six heures du matin. J'espérais que la nuit adoucirait le courroux de ce cerbère, la peine fut plus légère à supporter que je ne l'avais craint, mais elle n'était, à mon sens, nullement en rapport avec la faute : au point de vue matériel, je demeurai quitte avec un mois de privation de parloir, quinze jours de pain sec le matin et à quatre heures, et quinze jours ou un mois (ma mémoire sur ce point n'est plus fixée) de service de balayage, comme premier classier, ce qui impliquait en outre le nettoyage des cabinets d'aisance. Je ne fus pas seul puni ; mais les camarades furent traités moins rigoureusement. Pris d'un peu de remords, Droubaix, chargé de veiller à la strictre exécution des hautes oeuvres de notre trop illustre Directeur, allégea quelque peu ces trois punitions. Celle qui était de nature à aggraver davantage ma pénitence de ce Noël, c'était de ne pouvoir me régaler des provisions annoncées par ma bonne mère et qui devaient justement être déposées au parloir par mon commissionnaire habituel, Ducellier, coquetier à Ailles, dans la soirée du 25 décembre.
Ces provisions consistaient en une demi-douzaine de tartes à la citrouille, un énorme lapin rempli de hâchis, des noix, des pommes, des poires, des confitures etc. Je fus moins dupe ce 25 que je ne l'avais été la veille ; subrepticement, je me glissai dans la soirée dans le parloir, à tâtons je reconnus mon bienheureux panier, je le portai dans la pièce affectée à la menuiserie dont j'avais la clef, le tout fut soigneusement placé à l'abri des regards indiscrets. Quoique l'ami Droubaix veillât à ce que nous ne pussions rien ajouter à notre maigre morceau de pain du matin, je n'en allai pas moins chaque jour, seul ou avec deux ou trois invités, délecter les douceurs et le complément d'alimentation dus à la sollicitude maternelle. Antoine, domestique et échanson, dont j'étais un peu l'ami et le protégé, car il avait été régalé par mes parents dans un voyage à Beaurieux, y joignit même quelques verres de la couleur vermeille appelée vin ; liqueur archi-mauvaise, que nous trouvions bonne faute de mieux.
Un mot de la punition ou peine morale que me produisit la peccadille que je viens de narrer et la répression beaucoup trop sévère dont elle fut l'objet :
Je m'étais promis à mon entrée en 2e année de redoubler d'efforts dans le travail, de savoir mieux me contenir en présence d'injustices, et d'éviter de répondre aux réflexions malveillantes ou narquoises de M. le Professeur de mathématiques, faites souvent sans raison ou mal à propos ; j'avais tenu ces résolutions pendant le premier trimestre, et le Directeur semblait moins agir de parti-pris à mon sujet. J'entrevoyais le moment où toutes mes notes seraient très satisfaisantes et mes bulletins trimestriels irréprochables. Ce contretemps jeta une espèce de découragement dans mon esprit. Le père Houme, que j'exécrais dans mon for intérieur, allait certainement être à mon égard plus injuste et plus rude encore qu'auparavant. Je ne me trompai point ; dès qu'une faute était commise par les élèves de 2e année, selon lui je devais être le coupable ; c'était, disait-il, "toujours le même". Il était vexé de voir que ces accusations portaient à faux, ou encore de me voir facilement me disculper. J'en étais arrivé à vivre un peu comme le lièvre de La Fontaine lorsqu'un beau matin son départ fut annoncé. On ne le vit plus à partir de ce jour, il partit l'oreille basse et humilié ; une disgrâce des plus méritées lui était enfin infligée. Personnellement, je me réjouis fort de cet événement. Les Professeurs qui ne pouvaient que mépriser un tel homme applaudirent aussi à la mesure ; en général, tous les élèves-maîtres en firent autant.
C'est vers le commencement de mars qu'arriva son successeur. Précédemment, il dirigeait l'Ecole normale d'Angers. Comme Corse et fils d'un militaire qui avait servi sous Napoléon 1er, M. Mariotti fut sous le Second Empire un bonapartiste très militant. Il n'avait guère que 45 ans, paraissait très actif, zélé, mais d'un zèle quelque peu exagéré, parce qu'il fut assez souvent inopportun ou nuisible aux élèves. Tout était à réformer dans l'Ecole. Il s'y employa courageusement. Certains cours furent mieux faits et avec plus d'exactitude, cuisinière et domestique firent mieux leur service, la nourriture fut très sensiblement améliorée, ce qui fit grand plaisir aux élèves ; il eut le souci de chercher à nous être agréable soit par des petites fêtes intimes pendant lesquelles la discipline perdait de sa rigitité, soit par l'appel d'artistes de passage réputés par leur talent de bien dire, soit encore par l'organisation de quelques voyages intéressants. Les sorties avec les parents ou chez des amis furent plus souvent accordées à titre de récompense. Il stimula la torpeur de certains élèves, tint la main à ce que les professeurs s'occupassent plus indistinctement de tous, fit renvoyer de l'école ceux dont l'insuffisance ou la négligence étaient légendaires. Des écarts graves de conduite furent aussi sévèrement réprimés. Nous fûmes bientôt presque unanimes à reconnaître en lui un Directeur tout à fait à la hauteur de la tâche. Si je m'en rapporte aux quelques lettres à mes parents que je relisais ces jours-ci, je fus enthousiasmé de ce changement ; je ne taris pas d'éloges envers le nouvel arrivant ; on sent que toujours j'ai eu une grande tendance à m'emballer. Cet enthousiasme était d'ailleurs pleinement justifié, j'avais un réél mépris pour l'ivrogne et la brute qui partait ; j'espérais beaucoup en celui qui arrivait, et je ne fus pas trop déçu ; même aqprès ma sortie de l'Ecole normale et longtemps après, je recourus à ses bon offices et lui me témoigna de l'estime et de l'amitié (20 février 1909).
Il n'avait pas une instruction éminemment supérieure, et quoiqu'il parût vouloir être en état d'apprécier en homme compétent toutes les matière du programme, on ne tardait pas à s'apercevoir qu'il se faisait illusion. Il avait dû être un peu surfait, ce qui l'avait rendu quelque peu poseur et orgueilleux ; très souple auprès des supérieurs et des puissants, très démonstratif au profit du parti au pouvoir à cette époque, il était bien en cour. Il n'était pas non plus inaccessible aux petits cadeaux ; de là du favoritisme et de la partialité un peu trop manifestes.
Laon n'était pas la limite de son ambition ; il fut appelé quelques années plus tard à la tête de l'Ecole normale de Versailles, alors considérée comme la plus importante et la première de France. Il obtint aussi la croix.
Mes notes avec lui se relevèrent très sensiblement, je ne tardai pas à me placer pour les diverses compositions dans les premiers rangs.
Je terminai ma seconde année alors que mon camarade Deliège finissait ses études et obtenait le brevet élémentaire et le brevet dit complet (équivalent du brevet supérieur).
J'ai dit que l'enseignement donné par les professeurs de l'Ecole normale, sauf celui d'un maître, laissait à désirer ; en général, il était un peu terre à terre et pas assez pratique. La manie du professeur de mathématiques et de sciences de dicter certains de ses cours, ou d'obliger les élèves à les rédiger après explication ou exposé plus ou moins clair et méthodique, occasionnait à beaucoup d'élèves une perte énorme de temps ; quatre ou cinq élèves dans chaque année étaient seuls en état de rédiger à peu près convenablement les cours aux notes prises à la volée. Obligeamment, il prêtaient leurs cahiers aux autres camarades qui les copiaient ; c'était une somme de travail fort peu profitable ; les leçons étaient d'ailleurs assez infidèlement reproduites, les erreurs fourmillaient. On avait ainsi d'énormes cahiers, que l'on faisait relier, cela va sans dire, pour l'arithmétique, l'algèbre, la géométrie, les éléments de trigonométrie et de mécanique, même de physique, de chimie, d'histoire naturelle. De bons ouvrages, bien commentés, quelque peu annotés par l'addition de feuilles supplémentaires insérées entre les feuillets du livre, eussent été de beaucoup préférables.
Comme à toutes les Ecoles normales en général, se trouvait annexée à celle de Laon une école élémentaire, dénommée justement école annexe, où les élèves de 2e et de 3e année allaient s'exercer à la pratique de l'enseignement pendant chaque semaine et à tour de rôle. C'était pour chaque élève-maître une pratique de quatre à cinq semaine de classe en deux ans. Le titulaire de cette époque était un M. Paradis, brave homme mais d'une valeur pédagogique des plus ordinaires et d'un jugement un peu faux et étroit. Cette école avait une cinquantaine d'élèves, ni l'installation ni le matériel ni les méthodes n'auraient su être proposés comme des modèles. Les souvenirs conservés de mon excellente école de Beaurieux, surtout mon admiration pour le dévouement, l'activité, le tact, la dignité de celui qui la dirigeait, M. Delaidde, mes entretiens avec lui dans le cours des vacances, me rendirent certainement des services quand je devins instituteur autrement plus importants que ceux que je pus attribuer à mon passage à l'école annexe.
Au fond de ce qu'on appelle la cuve de Laon se trouvait le jardin de l'Ecole normale, où les élèves-maîtres allaient s'exercer de temps en temps au jardinage, à la direction et à la taille des arbres ; l'enseignement donné était assez rudimentaire, et le bagage emporté par chacun ne pouvait qu'être très léger. Moi, j'aimais aller au jardin, car le jardinage m'a toujours beaucoup plu ; c'était une occasion pour deux ou trois compagnons et moi de nous procurer un peu de liberté, même d'aller dire un petit bonjour au maître du café ayant pour enseigne "Staviator", que tous les normaliens de génération en génération ont fort bien connu.
M. Mariotti, qui ne manquait pas d'initiative, organisa un enseignement de gymnastique. A défaut de portique et d'appareils dans l'Ecole, on nous conduisait au gymnase des pompiers de la ville. J'aimais ces exercices et je pus passer pour un des plus forts et surtout des plus hardis de ma promotion. J'aimais aussi mesurer mes forces avec les meilleurs lutteurs dans chaque année ; rarement j'eus le dessous.
L'admission à l'Ecole normale était prononcée d'après les résultats d'un concours ; comme le nombre de candidats, pendant dix à quinze ans, de 1855 à 1870, particulièrement dans l'Aisne, était supérieur de trois, quatre, même cinq fois le nombre des places, cette admission présentait beaucoup d'aléa. On eut dû avoir un excellent recrutement, d'autant meilleur encore qu'il fallait être dans sa dix-neuvième année pour être admis à prendre part au concours. Il laissait encore assez souvent à désirer, car la protection et la faveur avaient une grande part dans les choix, les années n'étaient pas, par suite, bien homogènes, si la tête comprenait des élèves intelligents, travailleurs avec lesquels les résultats étaient sûrs, les quelques derniers laissaient fort à désirer. Leur but unique était de décrocher, tant bien que mal, le modeste brevet élémentaire. Sur seize à dix-huit élèves dont se composait chaque promotion, cinq ou six au plus suivaient sérieusement les programmes devant les conduire à affronter les examens du brevet complet. A ces examens deux, trois, rarement quatre ou cinq élèves réussissaient ; il était rare qu'on comptât plus de deux échecs à l'examen du brevet simple, dont le niveau, il faut en convenir, était autrement élevé que sous le régime de la loi de 1881.
Mieux apprécié de mes maîtres à ma sortie de 2e année, ayant obtenu un rang final qui satisfaisait mon amour-propre, je passais d'agréables vacances chez mes parents, lorsque m'arriva l'avis que la bourse entière sur laquelle je comptais, que l'on m'avait promise très formellement, ne m'était pas accordée. Je restais tutulaire d'une demi-bourse seulement. Je me rendis immédiatement à Laon pour me renseigner et examiner si des démarches pourraient être faites. L'Inspecteur d'Académie du nom de M. Dumouchel, homme bon s'il en fut, ne put me rien dire, il ignorait comment les choses s'étaient passées ; il me promit de se renseigner et de me donner, s'il lui était possible, satisfaction et justice. L'aumônier, M. Rapet, le seul maître que je pus voir, ne sut, non plus, me fournir d'explications bien nettes, je compris toutefois que le Conseil des professeurs m'avait proposé pour la bourse entière ; qu'à la Commission départementale qui statuait définitivement, un membre avait réclamé en faveur d'un protégé proposé seulement pour une demi-bourse ; personne n'ayant parlé pour moi, on me retira fort bien la portion de bourse qui m'avait été attribuée pour l'affecter à l'élève protégé ; lequel m'était de beaucoup inférieur. Je fus victime de ma bonne foi. S'il ne m'avait pas été assuré par le Directeur que la concession d'une bourse complète m'était accordée, s'il m'avait laissé le moindre doute à ce sujet, j'aurais usé de l'influence de M. de Tugny, maire et conseiller général, qui aimait mon père et me portait de l'intérêt, et les choses se seraient passées tout autrement. Cette injustice flagrante me fit gros coeur ; en plusieurs occasions, je ne manquais pas de faire sentir au Directeur qu'il lui appartenait de ne pas la laisser commettre.
Laon - Auberge du Lion Rouge (coll. personnelle).
J'ai dit un mot de la sévérité de M. Mariotti ; elle se montra excessive le jour de notre entre en 3e année. La coutume avant d'aller nous enfermer dans la boîte était de nous réunir le plus nombreux possible dans une bonne petite auberge de Laon et d'y dîner aussi bien que le permettaient nos trente ou quarante sous. En raison des acomptes pris par beaucoup dans le cours du trajet, il s'en trouvait qui ne pouvaient plus cacher leur état d'ébriété sans la protection de quelques copains. L'un des convives, Boudet, garçon pourtant intelligent, bon et honnête, fut vu par le Directeur rendant du trop plein de l'estomac ; sans pitié, il fit prononcer son exclusion de l'Ecole ; il n'eut pas l'approbation des élèves ; d'aucuns ne valaient pas Boudet, mais on fermait les yeux sur leurs travers ; ils avaient sans doute de puissants protecteurs.
J'entrai, je crois, en 3e année, avec la ferme résolution d'y travailler plus sérieusement encore et de me mettre en situation de passer, aussi brillamment que possible, l'examen du brevet supérieur. Il m'arriva bien quelquefois encore de me rebiffer contre des mesures ou des observations qui paraissaient injustes et qui l'étaient en effet. Un jour, c'est le grand Badet, censeur de notre année, qui dénonce plusieurs camarades et moi d'avoir occasionné un peu de désordre dans l'étude du matin. Nous somme sermonés et punis un peu injustement. Pendant la récréation du 1er déjeuner, monté sur un banc, je réclame, proteste, me démène de la parole et du geste, sans m'apercevoir que de son cabinet, le Directeur voit et écoute mes réclamations. A son cours de grammaire qui suivit, il tonna mais plus impérieusement que je ne l'avais fait et menaça ; il fallut naturellement s'incliner, se soumettre, prendre de nouveau la résolution de se surveiller et de se taire. Je conservai toutefois une dent à cet imbécile de Badet qui avait voulu faire du zèle, l'important, et qui avait aussi montré de la partialité. Ce gaillard avait l'échine très souple, il savait se ménager les faveurs et les bonnes grâces des maîtres. Quoiqu'il figurât au second rang dans l'ensemble des compositions, mon bon ami et émule Hue restant toujours au premier, je ne me disais pas inférieur à lui à la 3e place ; la suite me donna raison, puisque j'obtint le brevet supérieur et plus tard le diplôme d'inspecteur primaire comme Hue, et que lui dut se borner au brevet simple. Il mit toujours d'ailleurs ses propres intérêts en première ligne et abandonna, après quelques années d'exercice, l'enseignement pour une comptabilité dans une ferme qui lui offrait plus d'avantages matériels, moins de responsabilité et moins de travail. Les bons poulets que sa mère, cultivatrice, offrait au Directeur et au professeur de mathématiques les amenaient à forcer les notes dans les compositions. C'était un fait notoire, bien connu des élèves.
Nous souffrîmes pour nos études de la tension des rapports entre le Directeur et M. Fédaux. Loin de tenir compte des justes observations qui lui avaient été faites, il arriva que celui-ci fit ses cours en dépit du bon sens, restant indéfiniment sur les parties les plus élémentaires des programmes, nous faisant piétiner sur place malgré l'approche des examens. Les meilleurs élèves prirent le parti de travailler dans le cours des leçons. il me surprit un jour repassant ce qui avait trait au brevet supérieur ; il saisit mes cahiers, les mit au feu ; le feu heureusement était à peu près éteint ; à la récréation, je pus les retirer du poële presque intacts. Ces cahiers qui m'étaient indispensables pour revoir les matières des prochains examens m'avaient coûté des efforts, du temps et de la peine ; était-ce bien raisonnable au professeur de les anéantir en quelques secondes et de compromettre ainsi l'examen devant couronner mes études de longue haleine ? Une pareille façon d'agir ne pouvait que provoquer les protestations d'un jeune homme de vingt ans qui était sérieux quand il le fallait, et je les fis entendre dans une forme respectueuse.
A quelque temps de cette scène, le même professeur s'amène pendant l'étude, il demande si quelqu'un peut lui confier pour quelques jours seulement le gros cahier relié contenant les cours complets d'arithmétique pour les trois années. Comme un naïf (je l'ai toujours été quand il s'est agi de rendre service, aussi ai-je été souvent dupé), je m'empresse de lui donner le mien. C'était pour le prêter à un jeune homme qu'il préparait au baccalauréat. Jamais je ne pus rentrer en possession de mon cahier. Ce trait contribue à donner une idée exacte des travers de ce maître qui, au fond, n'était ni méchant, ni vindicatif ; si je n'ai pu l'aimer comme on se plaît à aimer ceux qui s'intéressent à vous, je ne lui ai point conservé rancune ; il ne m'est devenu qu'à peu près indifférent.
En janvier de cette année 1864, mon père me représenta à Craonne pour le tirage au sort. Il tira un gros 38. Comme je ne me connaissais point d'infirmité, c'était une déclaration de bon pour le service qui m'attendait devant le conseil de révision, par conséquent l'obligation d'accomplir mes 10 années de service dans l'enseignement promises par mon engagement décennal. J'ai dit plus haut que la mauvaise eau de citerne de l'école produisait chez beaucoup d'élèves un goître plus ou moins volumineux qui disparaissait généralement avec l'éloignement de la cause. J'étais atteint, plusieurs de mes camarades aussi, ils pensèrent réclamer devant le conseil de révision ; je fis comme eux ; à mon grand étonnement, on nous dispensa du service militaire ; par ce fait, l'engagement décennal n'avait plus d'effet.
Cette cérémonie de la révision eut lieu dans une des salles de la Préfecture de Laon, le jour même de notre entrée en vacances de Pâques ; elle retarda pour une dizaine de mes camarades et moi de quelques heures notre départ de la boîte. Sans respect pour la pudeur des séminaristes ni de la nôtre, ni de celle de plusieurs détenus de la prison, l'autorité militaire nous obligea à nous dévêtir dans la même pièce ; le cher cousin Rasset eut beau protester, il dut y passer comme les autres ; c'était déjà de l'égalité.
Le grand jour approchait, je veux dire l'examen du brevet nous ouvrant la carrière d'instituteurs ; même les plus apathiques redoublaient d'efforts pour augmenter les chances de succès ; nous étions seize de notre année inscrits pour le brevet élémentaire, cinq ou six dont j'étais pour le brevet supérieur. Le matin avant de se lever, le soir après neuf heures, les plus laborieux revoyaient les matières de l'examen ; les chances de succès pour la promotion paraissaient grandes, à peine deux ou trois étaient douteux pour le brevet simple, cinq ou six pouvaient fort bien décrocher la timbale aux examens du brevet complet ; nous avions confiance et espoir, ignorant l'énorme maladresse que notre Directeur avait commise. Comme la plupart des méridionaux, cet homme avait une énorme confiance en lui ; il se figurait pouvoir commander et réformer à sa guise, et faire prévaloir toutes ses idées auprès de la Commission d'examen. Il se trompa ; beaucoup de normaliens furent victimes. Déjà en août 1863, il avait critiqué la manière de faire des examinateurs, il s'était promis, pour l'année suivante, de faire remplacer par des membres de l'enseignement tous ceux qui n'en étaient pas, et ils formaient une grosse majorité. Il fit des rapports au Recteur et au Ministre, force démarches auprès de l'Inspecteur d'académie pour qu'il adoptât ses idées ; il aboutit à froisser la plupart des examinateurs, et comme ils ne furent point remplacés, ils firent payer aux élèves candidats la maladresse et le manque de tact de leur chef. Ce fut une vaste hécatombe des aspirants au brevet, sur 90 huit à peine dont sept normaliens et un étranger furent admis à l'oral ; plusieurs des neuf ajournés étaient dans les premiers rangs. J'étais de ces neuf ; pour amener un pareil abattage et se venger de notre Directeur, la Commission avait choisi une de ces dictées longues et remplies de difficultés de toutes sortes, comme on en donna d'ailleurs fort longtemps au brevet, des problèmes fort ardus, et elle corrigea très sévèrement. A cette époque, il suffisait qu'une dictée renfermât trois fautes, y compris la ponctuation, pour qu'elle fût cotée 0. Les dictées, je le dis, avaient souvent 40 lignes de texte, et on y glissait à dessein de nombreux pièges, c'était évidemment absurde. Ce colossal travers qui exista longtemps dans la plupart des Commissions d'examen amena un résultat tout autre à celui attendu, la plupart des candidats à ces examens, surtout ceux étrangers aux Ecoles normales, s'y préparaient en faisant force dictées ; ils négligeaient tout le reste, mais surtout la rédaction ; avec une belle écriture et une bonne dictée, on était à peu près sûr d'obtenir son brevet et de pouvoir être instituteur ou institutrice. Conséquence, grande insuffisance chez beaucoup de maîtres.
En principe, notre Directeur n'avait point tort de vouloir que les futurs instituteurs fussent jugés par des professionnels, ces idées furent plus tard adoptées, mais il eut tort de s'y prendre fort mal, de ne pas savoir ménager les susceptibilités, de manquer de tempérament, de mesure, de patience. Nous n'étions nullement responsables des faits et gestes de notre Directeur, nous n'en fûmes pas moins d'innocentes victimes, et la Commission fit preuve d'une grande étroitesse d'esprit. Jusqu'à un certain point, elle justifia celui qu'elle voulait atteindre. Plusieurs élèves de la deuxième moitié ne durent leur salut qu'à des recommandations assez justifiées d'ailleurs. Ce fut un beau tollé parmi nous lorsque le Directeur, que je vois encore blême comme un mort, vint nous apprendre cette belle nouvelle. Mais on eut beau récriminer, crier à l'injustice, vociférer, le fait brutal n'en existait pas moins. Jamais l'école n'avait eu à supporter une pareille humiliation. Tous nous demandions à retourner immédiatement dans nos familles ; on n'y consentit point. J'avoue pour ma part que je n'hésitai pas à agir de ruse. Je priai mon père, par une lettre, de prétexter que ma mère était malade pour demander mon départ immédiat. Mise à la cuisine au moment où le facteur devait prendre la correspondance, le Directeur la vit, l'ouvrit et m'appela à son cabinet. Je justifiai ma résolution par le désespoir où m'avait plongé cet échec, je trouvais que je n'avais plus rien à faire à l'école, qu'il était bien inutile de nous y retenir pendant encore au moins deux semaines. J'en fus quitte pour une paternelle admonestation.
Pendant plusieurs jours, M. Mariotti fut en très mauvaise posture. De toutes parts, on lui jetait la pierre. Heureusement pour lui, l'Inspecteur d'académie était Corse, il lui promit que tous nous serions pourvus d'emplois pour le 1er octobre et placés selon nos notes d'Ecole normale. Le Directeur s'empressa de nous apporter la bonne nouvelle, il prit aussi l'engagement de nous recevoir pendant une semaine au mois de mars de l'année suivante pour nous faire revoir rapidement les matières de l'examen. Ces promesses, l'approche des vacances, la presque assurance que tout serait réparé aux prochains examens, l'insouciance de nos vingt ans firent que les derniers jours de notre temps d'Ecole normale ne furent ni trop attristés, ni trop amers.
Quelques jours après la trop mémorable journée des examens eut lieu notre départ définitif de l'Ecole normale. Ce séjour de trois ans n'a pas été sans influence sur mon caractère, il m'apprit mieux à vivre en société, à supporter plus patiemment les travers des autres, à me montrer beaucoup plus conciliant dans mes relations, il me valut quelques solides amitiés ; si je n'acquis pas un très lourd bagage de connaissances, je fus plus apte à travailler seul ; et plus apte aussi à bien remplir les sérieuses fonctions qui m'allaient être confiées moins de six semaines après ma sortie. Il y eut effusion de sentiments à la séparation des meilleurs camarades ; on promit de s'écrire, de se revoir ; au nombre de neuf, nous devions nécessairement nous retrouver au mois de mars 1865, pour les examens.
Un échange de lettres s'était fait entre mon père et moi, au sujet de mon échec ; il comprit qu'il n'avait réellement pas de reproches à me faire sous le rapport du travail, si je fus reçu avec moins de joie, je n'en fus pas moins accueilli avec toute l'affection dont ils étaient capables, ma mère et lui, et ils ne me l'ont jamais ménagée. Comme dans les vacances précédentes, je les secondai assez efficacement dans leurs travaux, rentrant quelques récoltes de la moisson, faisant l'arrachage des pommes de terre, battant même le peu de blé et d'avoine cultivés. Ils m'autorisèrent à faire quelques visites à des parents, et à certains bons camarades. L'ami Soye fut de ce nombre. Ils attendirent sans trop d'impatience l'avis de ma nomination à un emploi d'instituteur ; un complément sérieux de trousseau dut aussi être préparé. La prespective d'avoir bientôt un important mandat à remplir dans la société me rendit sérieux et fit de moi, ce me semble, un homme.
Au commencement de ces vacances, le camarade Deliège s'était marié à Nampteuil-sous-Muret, commune où il exerçait depuis un an, je fus garçon d'honneur et le cavalier de Melle Zélia Deliège. C'était une amorce naturelle pour le cas où j'aurais désiré devenir le beau-frère de mon camarade. Je n'y répondis point, et je crois avoir eu raison. Jules Deliège seul était sérieux ; sa mère aimait poser et trôner, elle n'était ni économe, ni travailleuse, son père, que l'abbé Champion avait pris comme suisse à l'église, était farceur, grossier souvent, et il se suicida ; Gustave, le second fils, partit jeune de la commune et du tourner assez mal. J'aurais regretté d'être entré dans la famille.
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(1) : Mon ami Clin m'apprit au mois de septembre dernier la mort en 1907 de M. Fédaux.